3

Le lendemain matin Paulette se réveillait dans un grenier sordide.

Elle entendit tout d'abord une foule de bruits indistincts qu'elle eût voulu savoir identifier. Mais sa connaissance de la campagne était par trop embryonnaire. Elle savait qu'il y existait des poules, des coqs, des poussins, des oies, des canards, des chevaux, des vaches, des moutons, des porcs, mais toute cette faune bruyante, prenant soudain la place des images muettes et figées qu'elle avait coutume de se représenter, elle se sentait maintenant ignorante de leur vraie vie, cruellement dépaysée. Mal réveillée, les paupières mi-closes encore, le cadre trop immédiat, trop proche, de sa première nuit lui était encore inaccessible. Elle se souvenait qu'hier soir, à la nuit tombante, Michel l'avait conduite par un escalier tortueux, près d'une immense paillasse que la lueur d'une bougie mal mouchée semblait teinter de jaune sale. Elle s'y était affalée, Michel l'avait enroulée de deux grandes couvertures à carreaux, et sans doute était-elle immédiatement tombée dans un sommeil de plomb.

Ce qui, pour l'instant, intéressait Paulette, c'était de se remémorer son arrivée à la ferme. Dans l'essoufflement de leur course derrière la vache, elle n'avait guère remarqué qu'une route rectiligne, ouatée d'une onctueuse couche de poussière. Plusieurs fois elle avait remarqué la trace de ses cinq petits doigts de pied, minuscules, au milieu d'une multitude d'autres empreintes : les semelles cloutées de Michel, les sabots de la vache, et un nombre incroyable de fers à cheval. Chaque fois qu'elle avait levé les yeux, elle n'avait vu qu'un grand nuage de poussière blanche. Puis dans la cour de la ferme il y avait eu la bataille des chiens… Encore de la poussière. Tout de même, elle avait couru à l'étable derrière Michel, et l'étable était à droite de l'entrée. Puis elle se souvint de l'irruption du père Dollé, de son incartade avec le père Ganard et petit à petit elle recomposa le décor. Les deux fermes étaient face à face, exactement semblables. Au fond de la cour que nulle enceinte ne séparait d'ailleurs de la route, et parallèlement à cette route, s'étendaient les bâtiments d'habitation avec de part et d'autre deux bâtiments identiques perpendiculaires au premier.

« Et dans celui de droite, il y a l'étable », se répéta Paulette.

En avant de cette aile, elle se souvint encore d'un haut grillage, derrière lequel picorait un nombre incalculable de poules…

Un coq, très proche, chanta très fort.

Paulette sursauta et soudain elle découvrit son grenier, immense et vide. Seul, au pied de sa paillasse s'étendait un tas de graines qu'elle ne sut dénommer. Puis elle regarda en l'air et vit qu'elle était installée sous un toit de tuiles neuves, mal jointes. Le soleil matinal y frappait déjà et illuminait chaque interstice d'un petit liséré rouge. Sur les poutres de bois blanc, c'était un trait jaune orangé. Ça et là, de grandes toiles d'araignées, scintillantes de mille feux par la grâce des mauvaises tuiles.

Le coq chanta encore et Paulette s'engouffra sous ses couvertures pour ne plus l'entendre. Il y eut un vide, une espèce de temps mort dans le déroulement de ses pensées, une grisaille indistincte couvrant le bouillonnement confus de son subconscient. Et soudain le subconscient jaillit violemment. Elle revit le grand cortège sur la route avec le grand loup querelleur. Elle n'avait presque pas vu de coqs songea-t-elle. C'était surtout des chevaux et des chiens, des chiens, des chiens – des chiens vivants, des chiens blessés, des chiens morts…

« Tout à l'heure, pensa-t-elle péniblement, tout à l'heure… »

Elle tenta de repousser la vision de son chien noir et blanc et voulut retrouver son sommeil. Elle surveilla sa respiration pour la faire bien régulière, et imagina devant elle deux grands yeux qui la fixaient pour l'endormir.

Quelque chose se mit à gratter le plancher faiblement, tout près de la paillasse. Paulette retint son souffle, puis sortit doucement la tête hors des couvertures.

« Une souris… »

Elle chercha longuement autour d'elle sans rien découvrir, puis s'immobilisa. Le plancher, à nouveau, craqua légèrement. Paulette serra les lèvres pour émettre un petit sifflement précipité – le petit cri des souris qu'elle avait bien connu dans son appartement de Paris. Mais les souris Dollé n'étaient sans doute pas les mêmes que les souris Paris, et le plancher resta silencieux.

Rapidement revint encore l'image du chien noir et blanc, puis Paulette fut distraite par la confusion des bruits qui montaient de la cuisine.

« C'est juste en-dessous », se souvint-elle.

Elle reconnut le bruit des bols de faïence sur la table de bois, le grincement d'une chaise qu'on traîne, puis le ronron uniforme d'une conversation.

L'escalier tortueux résonna d'un bruit de galoches précipité, et Michel fit irruption dans le grenier.

« Bonjour, cria Michel.

— Bonjour.

— Tu dors ?

— Non. »

Michel vint s'asseoir sur le bord de la paillasse et toucha du doigt le corps emmitouflé de Paulette.

« Faut que je te réveille. »

Paulette comme la veille au bord de l'eau fixait calmement Michel dans les yeux, sans un geste.

« Tu remues jamais », constata Michel un peu dépité.

Paulette semblait ne pas entendre.

« Tu remues jamais, insista Michel.

— Pour quoi faire ? prononcèrent les lèvres de Paulette.

— Puis t'as des grands yeux.

— Puis j'ai l'air bête. »

Michel n'eut pas de réaction.

« Ah ? fit-il simplement.

— C'est papa qui l'a dit… Maman, elle disait pas non. »

Un hurlement monta de la cuisine, impératif :

« Michel !

— Ça, c'est mon père à moi », dit Michel, comme pour lui-même.

Puis soudain :

« Viens, faut que t'ailles déjeuner. »

Paulette quitta enfin Michel des yeux pour regarder le tas de graines au bout de son lit. Puis elle revint sur Michel qui expliquait :

« Moi je vais mener les vaches. Après je reste avec elles, puis je les ramène. Alors tu viendras me retrouver quand t'auras plus faim. C'est sur la route du bourg, après le cimetière. »

Paulette demeura dans son immobilité, et Michel s'en alla avec son bruit de galoches.

 

Lorsque Paulette descendit, elle vit que l'escalier de son grenier donnait sur la cour et que la cour était bien celle qu'elle s'était imaginée tout à l'heure. Elle alla vers la cuisine et s'étonna de ce que la porte fût constituée de deux battants superposés que l'on pouvait ouvrir indépendamment l'un de l'autre. Il eût sans doute été très amusant de n'ouvrir que celui du dessous et de pénétrer dans la maison en se baissant, comme par un arc de triomphe. Mais Paulette était trop intimidée. Aussitôt sur le seuil, elle se sentit submergée d'un violent mélange d'odeurs, de bruits, de paroles informes. C'était du bois qui brûlait, du lait qui bouillait, des poules qui caquetaient piétinant leurs ordures, le père qui mangeait, la mère qui buvait, Raymond qui parlait.

« Moi, je veux bien, disait-il. Vous avez envoyé le Daniel au bourg, chercher le docteur. Bien sûr quand y a un malade faut un docteur. Mais je crois bien que le Daniel y reviendra tout seul. Y a eu les réfugiés et puis des bombardements, à ce qui paraît. Alors vous pensez bien que le docteur y doit avoir du travail. Alors j'ai idée que le Daniel il aurait mieux fait de venir avec nous aux betteraves. »

Deux poules se disputèrent une mie de pain et se sauvèrent entre les jambes de Paulette à toute allure.

« Parce que les betteraves, ça va pas vite, continuait Raymond, avec cette histoire de cheval on a perdu du temps.

— Ben, on y va », dit le père en se levant lourdement de table.

Berthe vida son bol de café au lait avec un bruit de chien qui lappe et Renée entra au même instant une binette sur l'épaule.

« Alors ça vient ? » dit-elle.

Quelqu'un répondit par un grognement et Renée fit un pas vers la sortie. Paulette l'arrêta soudain intéressée.

« C'est quoi ça ?

— Ça c'est une binette.

— Qu'est-ce qu'on fait avec ?

— On repique les betteraves, pardi.

— On peut faire des trous avec ?

— Pour sûr qu'on peut faire des trous avec. »

Renée sortit, suivie du père, de Berthe et Raymond, en passant devant Paulette sans y prendre garde, l'enveloppant tour à tour d'un petit relent de fumier acide.

Paulette demeurait sur le seuil hésitant entre l'odeur de purin de la cour, et l'odeur de lait tourné de la pièce.

« Viens déjeuner, ma poule, dit la mère Dollé.

— … ma poule, ma crotte, morpion, trou du cul, pensa mécaniquement Paulette.

— T'as peur ?

— Non. Bonjour m'dame, dit faiblement Paulette.

— Assieds-toi, je vais te servir. »

Paulette se figea sur le banc qui longeait la longue table de bois rugueux. Il y avait devant elle un long ruisseau immobile de café noir qui aboutissait à un large étang de lait blanc, vaguement teinté de beige au confluent, et puis des mouches, des mouches qui s'y baignaient, s'abreuvaient, se noyaient, pataugeaient, pour s'envoler ensuite et marquer le plafond de leurs pattes collantes.

« C'est la cuisine », s'était dit Paulette en entrant. À vrai dire elle ne savait plus maintenant. Il y avait bien près de la porte une grande cuisinière noire où le feu ronflait comme en plein hiver, il y avait bien de grands chaudrons de cuivre jaune à reflets roux, des casseroles, des marmites, un placard, un vieux buffet, une table, puis une série de boîtes sales classées par ordre de taille : sucre, café, sel, poivre, épices…, bien rangées sur une cheminée qui s'ouvrait presque sur toute la largeur du mur, face à la cuisinière. À gauche de la porte, sous une fenêtre aux rideaux sales, il y avait un coffre où se dressaient deux énormes pains de six livres. Mais il y avait aussi au fond de la pièce deux grands lits, de part et d'autre d'une porte qui s'ouvrait sur une sorte de cellier. Dans celui de gauche, le corps de Georges apparaissait sous la forme d'un long fuseau blanc coiffé d'une touffe hirsute de cheveux noirs.

« C'est une cuisine où on couche, pensa Paulette. C'est une chambre où on mange. »

Distraitement elle trempa une large tartine de pain beurré dans le café crémeux que venait de lui servir la mère Dollé, puis elle mangea lentement les yeux fixés devant elle, raide sur son banc.

La mère s'agitait à droite, à gauche, au lit, à la porte, aux marmites.

Le visage de Paulette disparut dans son bol qu'elle vida d'un trait, puis elle le posa doucement en fixant soudain Georges. La touffe hirsute s'agita au bout du fuseau blanc et Paulette demanda :

« Qu'est-ce qu'il a, le monsieur ?

— Il a reçu un coup de pied de cheval.

— C'est bien gentil, un cheval », dit Paulette pour elle-même.

Elle se leva, avança vers le lit et s'immobilisa les mains derrière le dos en contemplant le blessé. Elle respira profondément une odeur tiède de sueur et de drap humide, fit une petite grimace, puis reprit son immobilité. Ses yeux glissèrent lentement sur le corps allongé, puis sur la tête de lit, puis sur le mur. Elle vit qu'un crucifix y était fixé, orné d'une petite branche de buis poussiéreux.

« Quand j'étais à l'hôpital, y avait plein de croix comme ça », observa-t-elle.

La touffe hirsute eut un léger gémissement.

« C'était beau l'hôpital, reprit Paulette.

— Vacherie de canasson ! articula cette fois la touffe hirsute.

— Tu veux-t-y que je te lave ? intervint la mère. Georges ? Tu veux-t-y que je te lave ton ventre ? »

Georges grogna.

« Ah ! bon, fit la mère. Je vas te laver. »

Puis à Paulette :

« Faut pas rester là maintenant. Va retrouver Michel dans le pré. »

Paulette suivit la mère des yeux, à la cuisinière, puis au lit de Georges, puis à la cuisinière encore sans bouger d'un pouce.

« Non, dit-elle soudain. Je veux un outil pour piquer les betteraves.

— Tu sauras pas.

— Si je saurais. Dites-moi où il y a un outil pour piquer les betteraves. »

La mère versa un peu d'eau dans un chaudron.

« Y en a un dans le cellier. »

Paulette ouvrit la porte et pénétra dans la pénombre du cellier humide et fraîche. L'odeur de moisi lui semblait un soulagement. Elle discerna contre un immense tonneau plusieurs outils pêle-mêle, des bêches, des pioches, des pelles, des râteaux… Un à un elle tira les manches entremêlés, et finit par découvrir une binette à sa convenance. Puis elle s'adossa au tonneau et savoura un instant la fraîcheur de l'endroit. Dans la pièce voisine on entendait maintenant la voix de Daniel :

« Y a plus de médecin, il est mobilisé à l'hôpital. »

Dans cette demi-obscurité les voix prenaient une résonance étrange. Paulette se sentit mal à l'aise. Elle mit la binette sur son épaule, comme Renée tout à l'heure, et ouvrit la porte.

« Y a un curé, y a un maire, y a des soldats, mais y a plus de médecin, disait encore Daniel.

— Y a-t-y au moins un corbillard, demanda Georges.

— Dis pas ça devant la petite, dit la mère en regardant Paulette qui traversait la pièce. Tu vas lui donner de mauvais rêves. »

Mais Daniel reprit :

« Ben, y a le vieux corbillard, sous la remise. En le reclouant un peu, par-ci par-là…

— C'est la planche du fond qui va pas fort », dit encore Georges.

Paulette sur le seuil de la porte entendit vaguement l'intervention de la mère :

« Raymond s'en occupera. Faut pas se faire de souci, quand on est malade. »

Et Daniel qui concluait :

« Et puis aussi, j'ai prévenu le curé… »

Paulette traversa la cour à toute allure, libérée, puis elle ralentit et s'éloigna d'un pas tranquille. Elle passa devant le bistrot et remarqua les panneaux multicolores qui ornaient les volets et les vitres, puis devant l'église, puis ce fut la solitude entre les grands champs verts et jaunes piqués de bleu, de rouge, de mauve, qui s'étendaient à l'infini.

Elle remarqua dans la poussière les traces de son arrivée déjà si lointaine, lui semblait-il, les traces de ses minuscules pieds nus.

Au loin, la famille Dollé était penchée sur ses rangées de betteraves fragiles…

Paulette arriva au croisement de la chapelle, et, sans hésitation, s'engagea dans le chemin de droite, abandonnant délibérément les Dollé à leurs betteraves. Là elle se remit à courir une centaine de mètres, puis quitta le chemin et traversa le champ, piquant droit vers la rivière.

Hier, de longues heures durant, elle était restée assise au pied de cet arbre après une interminable marche à travers champs. Pourtant la grande route n'était pas si lointaine, là-bas derrière une colline de terre ocre. Mais tout au long du parcours elle avait dû porter le chien noir et blanc, pesant comme une pierre, secoué de frémissements convulsifs tout d'abord, puis lourdement immobile et raidi. Elle l'avait serré contre elle, suffocante de chaleur et de poussière, puis avait découvert le ruisseau avec son rideau d'ombre et sa fraîcheur…

… Paulette jeta sa binette au loin et s'étendit dans l'herbe brusquement, à plat ventre, jambes et bras allongés, la face contre terre. Le ruisseau glissait doucement avec une petite musique, une petite chanson à elle. Paulette battit des jambes et des mains en respirant très fort :

« Je nage », dit-elle.

Puis elle se souleva légèrement et regarda l'eau couler.

… Des pneus, des chaussures, des boîtes rouillées, des bouchons sales…

Soudain, elle devint très grave, redressa son buste raide, et doucement tourna la tête…

Le chien était bien là, comme elle l'avait laissé la veille, couché sur le côté, une patte pointée vers le ciel, une autre vers la rivière.

Paulette se traîna vers lui, sur les coudes, sur les genoux, pour le dévisager quelques secondes. Elle voulut le caresser, tendit la main et l'ôta, vite, dans un réflexe.

« Toutou mignon… »

Elle fit un gros effort et parvint à toucher le chien du doigt, légèrement, puis elle dessina doucement un long sillage dans ses poils blancs, évitant les taches noires. Le contact lui devenait moins désagréable. Elle s'enhardit et posa un deuxième doigt, traçant deux lignes parallèles, puis ce fut toute sa main qu'elle s'efforça d'appliquer sur une tache noire. Elle tenta une brève caresse et s'aperçut qu'en fermant les yeux, le pelage blanc et le pelage noir étaient exactement semblables, ni plus chaud, ni plus froid, ni plus rugueux. À chaque mouvement il y avait une petite touffe hirsute qui grattait un peu le creux de la main et puis une longue plage soyeuse et souple…

Paulette prit le chien dans ses bras et comme hier, l'étreignit vigoureusement. Puis le portant à bout de bras elle le dressa verticalement. Les membres restaient rigides, mais la tête pendait, inerte, oreilles tombantes et yeux clos. Paulette souleva légèrement une paupière, et retira son doigt avec effroi. Puis ce fut une longue contemplation muette, et soudain Paulette lui fit faire quelques bonds sur ses pattes de derrière.

« Fais le beau, fais le beau ! »

Le chien tomba lourdement et Paulette posa vivement sa main sur sa jambe nue. Un scarabée y courait, éclatant de reflets bizarres. Paulette souleva légèrement sa robe pour mieux voir, mais le scarabée s'enfuit sur une fleur de liseron. Paulette voulut cueillir la fleur, et ce fut toute une longue guirlande qui se détacha du sol. Le scarabée chancela, tomba, et disparut dans l'herbe. Toute à son nouveau ravissement Paulette l'oublia. Elle déploya la guirlande dans toute sa longueur et l'écart de ses deux bras largement ouverts n'y suffisait pas. Alors elle l'enroula plusieurs fois pour en faire une couronne et l'appliqua gravement sur la tête du chien. Puis à nouveau elle le saisit par les pattes de devant et dit encore :

« Fais le beau ! »

Longuement elle le fit sautiller sur place. Les fleurs et les feuilles s'agitèrent sur la tête du chien, masquant les yeux clos, les paupières enflées.

« Danse ! » dit Paulette.

Et elle rythma le sautillement d'une chanson aux paroles bizarres. Le visage du chien, balancé de droite et de gauche, semblait s'animer. Alors Paulette lança sa chanson aux échos, de toutes ses forces :

Gros chien Toutou

Qui mord

Ouaf ! Ouaf !

Toutou gros chien

Qui mordra plus

Coin ! coin ! Canard

Cocorico !

« Cocorico » traversa les buissons avec force et résonna dans la plaine.

 

M. le curé dressa l'oreille. Il arrivait par le chemin parallèle au ruisseau, peinant sur sa bicyclette archaïque, fatigué par une course déjà longue à travers champs. Un mourant l'avait obligé à faire un long détour avant de venir, sur la requête de Daniel, rendre visite à Georges.

M. le curé fit roue libre, hésitant… Bien sûr Georges aussi était mourant, son cas était urgent. Mais quelle était cette voix d'enfant ? À Saint-Faix il n'y avait guère que Michel Dollé et Dieu sait s'il chantait faux… Un cas urgent, un cas urgent…

Il eut un coup de pédale vigoureux pour se remettre en route, mais il éprouva une telle douleur dans sa jambe droite, qu'il mit pied à terre aussitôt. Il lui semblait soudain qu'un millier de fourmis lui transperçaient la chair et la soutane était lourde, brûlante et noire.

« Coin ! Coin ! Coin ! » chanta le buisson sur trois notes.

Le buisson chantait, le buisson était vert, bordé d'herbe et d'ombre fraîche.

« Quelle est donc cette voix d'enfant ? »

Le curé posa son vélo à terre et s'avança vers la rivière. Bientôt, lui furent perceptibles, tous les accents de la chanson mélodieusement mais faiblement modulés… Mais comme il s'approchait du buisson, la chanson cessa brusquement. Il entendit encore un « cocorico » très faible, presque chuchoté, puis ce fut un léger froissement de broussaille et le bruit de l'eau foulée aux pieds.

M. le curé écarta les broussailles de ses bras. Une branche de saule lui frappa violemment la figure.

« La curiosité est toujours… »

Il s'arrêta net. Encore ébloui par le choc, il aperçut Paulette face à lui, immobile sur l'autre rive, et douta un instant de sa réalité. Mais la vision s'imposait décidément avec trop d'évidence. Il s'approcha jusqu'au bord du gué.

« C'est toi qui chantes comme ça ? »

Paulette demeura les mains derrière le dos, les jambes jointes et droites, bouche close.

« Tu n'es pas d'ici toi ? »

Paulette fit non de la tête.

« Tu as perdu ta langue ? »

Paulette fit « non » de la tête.

« Où habites-tu ? »

Paulette répondit d'un trait :

« Je suis chez Michel Dollé. Papa est mort hier et puis maman aussi. »

Elle respira pour ajouter :

« Sur la route. »

Le curé inclina la tête sur le côté pour exprimer la commisération.

« Tss, tss, tss », fit-il entre ses dents.

Puis il vit que Paulette le fixait de ses grands yeux gris. Alors il exprima le recueillement ce qui lui permit de fermer les yeux. Ils restèrent un long moment face à face, Paulette, les yeux grands ouverts sans rien voir, le curé les yeux fermés, pleins de visions confuses. Ses oreilles bourdonnaient des paroles qu'il allait prononcer – qu'il devait prononcer. Il entrouvrit les yeux faiblement, rencontra aussitôt le regard de Paulette, et très vite se réfugia dans le recueillement. À vrai dire, il avait compté sur une confession immédiate, sur un flot de paroles, d'explications, ou d'aveux, ou de plaintes, ou de pleurs… La réplique de Paulette était brève, nette, catégorique. Il ouvrit brusquement les yeux comme pour l'intimider, Paulette n'eut pas un battement de cils. Alors le curé lança les yeux au ciel pour demander :

« Leur as-tu dit une prière au moins ? »

Paulette fit « non » encore une fois.

« Tu ne veux pas en dire une ?

— Je sais pas quoi dire. »

Il y eut un petit silence, puis le curé se reprit :

« Il faut apprendre. Mets tes mains comme ça. »

Il joignit les mains sur sa poitrine, baissa la tête et resta quelques secondes dans cette attitude. Puis lentement il releva la tête et vit Paulette toujours immobile, raide et droite, il exprima la grande patience.

« Tu ne veux pas ? Tu as peur ?

Non, fit la tête de Paulette.

— Alors, mets tes mains comme ça », insista-t-il.

Mais bientôt il comprit que l'obstination de Paulette était invincible, et il se résigna aux concessions :

« Alors, répète derrière moi. »

Il joignit les mains à nouveau et prononça lentement :

« Que Dieu ait leur âme.

— Que Dieu ait leur âme, reprit Paulette très vite.

— Et que leurs corps reposent en paix.

— Et que leurs corps reposent en paix. »

Le curé remua encore les lèvres, très vite, en silence, il regarda la terre, il regarda le ciel, baissa les paupières, respira profondément, rouvrit les yeux, continua de remuer les lèvres, écarta les bras, pencha la tête, joignit les mains, baissa la tête, releva la tête, ferma les yeux, ouvrit les yeux, remua les lèvres.

Paulette sans bouger suivait tous ses mouvements du regard.

« Il va sortir un petit lapin de sa manche, pensa-t-elle pour rire.

— Pscch, pschch, psss, psss, psss, pssss, pssss, repschpchpch, firent les lèvres du curé.

— Le voilà », pensa Paulette.

Et elle appela doucement, pour voir :

« Miaou ? »

Le curé s'arrêta net, les yeux au ciel, figé. Puis ses yeux descendirent lentement sur le visage de Paulette, et il rencontra son regard.

« Repschpchpschpshpsch… », fit-il aussitôt en baissant les paupières.

Paulette renonça au lapin, tout en souhaitant qu'il fût blanc aux yeux rouges et elle se demanda comment tout cela allait finir.

Le curé prononça soudain tout haut des mots qui ne la concernaient pas, en faisant un grand geste de la main :

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il. »

Paulette eut le sentiment que le dénouement approchait.

« Cette terre est désormais bénie, dit le curé. Viens chaque jour ici prier.

— Je sais pas quoi dire, débita Paulette en une seconde.

— Que Dieu ait leur âme.

— Que Dieu ait leur âme.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il, dit le curé en se signant.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il, dit Paulette les mains derrière le dos.

— Fais comme moi », insista le curé.

Et il refit le signe de la croix.

La tête de Paulette fit « non ».

« C'est grave le signe de la croix », dit le curé. Et il hocha la tête lentement pour exprimer la réprobation.

« Tu ne veux pas ? »

Paulette frappa du pied.

Le curé sourit pour exprimer la pitié, et il céda en soupirant :

« Michel t'apprendra. C'est un bon élève au catéchisme, Michel. »

Il resta immobile un instant, hésita, et disparut dans les feuillages, prenant bien garde aux branches de saule.

Paulette, épuisée, laissa tomber le cadavre du chien qu'elle tenait derrière son dos.

 

M. le curé retrouva son vélo en bordure du chemin. Il eut l'impression que sa jambe allait beaucoup mieux et allègrement il enfourcha sa machine. Puis comme le chemin était bien plat jusqu'à la chapelle, il eut l'impression d'être très jeune pendant cent mètres de trajet. Là, cinq vaches débouchèrent de la route et M. le curé éprouva tout à coup la lenteur de ses réflexes. Un miracle fit qu'il frôla chacune d'entre elles sans en toucher aucune, et il put doucement atterrir dans le fossé.

« V'la le Joseph », dit Michel qui suivait le troupeau.

Le curé-Joseph feignit de s'être arrêté de sa propre volonté et dit à Michel :

« Alors, on a une petite compagne à présent ? »

Michel inclina la tête, intrigué, et ses yeux brillèrent :

« Qui c'est qui vous l'a dit ?

— Le Bon Dieu sait tout, Michel », dit le curé.

Michel cligna des yeux avec malice.

« Vous n'êtes pas le Bon Dieu, monsieur le curé.

— Mais presque, mon enfant.

— C'est quoi un enfant du bon Dieu ?

— C'est un petit ange.

— Alors, je suis presque un petit ange ?

— Mais oui, mon enfant », dit Joseph-le-curé. Et il ajouta gravement :

« Tu seras un vrai petit ange si tu conduis ta petite amie au Bon Dieu. »

Michel gardait sa tête inclinée, les yeux mi-clos, une petite grimace au bas du nez, sans très bien comprendre.

Le curé baissa la tête et leva un sourcil en fixant Michel.

« Sais-tu qu'elle ignore même ses prières et son signe de croix ?

— Oh ! alors », dit Michel pour faire plaisir.

Une abeille bourdonna autour du chapeau rond. Le curé la chassa de la main et Michel n'y prit pas garde, mais il pensa machinalement :

« Le Joseph, il va se faire piquer la goule. »

Il examina lentement l'horizon, les champs, la bordure verdoyante du ruisseau, le chemin, la route, puis il vit que Joseph avait une grosse tache de graisse sur la soutane et pensa qu'il méritait une bonne paire de claques.

Joseph reprit sa bicyclette et Michel observa :

« Je voudrais bien avoir un vélo de femme comme ça. C'est plus facile pour apprendre. »

Et Michel eut envie d'être curé quand il serait grand.

« Mais tu vas bientôt devenir un homme, dit Joseph en rabattant les plis de sa soutane.

— Pas encore. »

Il y eut un bref silence. Enfin Michel se décida.

« Où qu'elle est la Paulette ? »

 

Paulette était toujours au bord du ruisseau. M. le curé l'avait troublée, de ses mots, de ses gestes, de son regard fuyant, et puis il faisait chaud, très chaud, et elle éprouvait un curieux malaise.

Debout, elle fit un signe de croix :

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il. »

Puis elle s'arrêta et voulut se souvenir de M. le curé. Comment faisait-il au juste ?

« En haut, en bas, à gauche, à droite. »

Paulette restait indécise. Elle se souvenait des paroles, mais le geste ne lui apparaissait que confusément. Elle essaya :

« En haut, en bas, à droite, à gauche. La tête, le ventre, l'épaule ici, l'épaule là-bas. »

Dans son incertitude elle recommença :

« En haut, à gauche, en bas, à droite. Le Saint-Esprit sur la tête, le Père à gauche, le Fils à droite, et le nom sur le ventre. »

Puis Paulette découvrit que l'on pouvait varier l'exercice à l'infini :

« Le front, le menton, l'œil gauche, l'œil droit.

— L'épaule, l'épaule, le ventre, le nez.

— La lèvre d'en haut, la lèvre d'en bas, l'oreille ici, l'oreille là-bas. »

Mais tout cela manquait un peu de logique. Ce qui était vraiment bien, c'était :

« Le bas du ventre, le nombril, la poitrine et le bout du nez. Rez-de-chaussée, entresol, premier étage, deuxième étage, avec le Saint-Esprit en haut, le Fils au premier, le Père à l'entresol, et le nom sur la porte, au rez-de-chaussée. »

Paulette avala un peu de salive et pensa :

« C'est l'ascenseur qui descend. »

Elle surveilla le glissement de la salive et crut s'apercevoir que la sensation s'effaçait au niveau de l'entresol. Paulette pensait alors que c'étaient le Fils et le Saint-Esprit qui rendaient visite au Père. Elle entendit des portes s'ouvrir, des portes claquer, son ventre s'agiter de mille courbettes, de poignées de main, de siège qu'on traîne, de verres qu'on choque, de cartes qu'on lance : trèfles qui poussent, cœurs qui battent, carreaux qui cassent, et piques qui piquent.

Le Père cogna sur la table :

« Je coinche, dit-il.

— Aïe ! fit Paulette.

— Je coupe, dit le Fils.

— Ouille ! ouille ! fit Paulette.

— Je passe, dit le Saint-Esprit en renversant les chaises.

— Je suis, dit le Fils en bousculant tout le monde.

— Carreaux, dit le Père en lançant une pierre.

— Je relance, dit le Saint-Esprit en l'imitant.

— Deux cents de valet, dit le Père en sonnant Baptiste.

— Et vingt de belote, dit le Saint-Esprit en versant à boire.

— Un de chute, dit le Fils en cassant son verre.

— Y a pas de mal, dirent les deux cents valets qui arrivaient au petit trot.

— Et Baptiste ? demanda Paulette.

— Il est mort, dirent les deux cents valets en s'en allant au petit trot.

— Au nom de Moi, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il, marmonna la voix du Fils.

— Au nom du Père, du Fils et de Moi, ainsi soit-il, bourdonna la voix du Saint-Esprit.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il », embrouilla Paulette, qui soudain se mit à voir tout noir.

Elle se courba, s'agenouilla, et vomit douloureusement, sans penser à l'ascenseur qui remontait. Puis ses yeux s'éclaircirent un peu et Paulette les sentit mouillés de grosses larmes. Elle fit un effort pour s'asseoir, et demeura immobile de longues minutes, sans comprendre. Puis elle s'aperçut qu'elle ne s'était pas délivrée des odeurs de la ferme. Fumier, lait tourné, Georges, la poussière, la mère, le père, Raymond, tout le monde, tout le monde, sauf Michel qui, lui, sentait encore le lait d'enfant, le bon lait frais qui imbibe la chair rose des bébés. Et puis aussi, il y avait eu l'odeur du chien, bien que Paulette ne voulût pas se l'avouer, parce que Toutou avait tous les droits depuis sa mort.

« Au nom du Père, du Fils… »

Ça tournait à l'obsession comme une chanson-rengaine.

Une vache lointaine fit sursauter Paulette.

« Meuh ! »

Elle fut aussitôt sur ses jambes, et traversa le rideau de broussailles pour voir Michel et son troupeau suivis du chien Dollé qui dévalaient à travers champs. Paulette sauta, bondit, gesticula :

« Arrête-les ! arrête-les ! »

Michel lança un cri sauvage et la première vache s'arrêta au bord du taillis, puis les autres ralentirent à leur tour, cherchant paisiblement leur pâture.

Michel s'avança, suivi du chien :

« Pourquoi t'es pas venue ? questionna-t-il.

— J'avais à faire », répondit Paulette.

Les yeux de Michel se firent plus petits, plus brillants, son regard plus perçant, et il refit sa grimace interrogative. Il attendait une réponse plus explicite, mais Paulette restait muette.

« Hein ? » fit Michel.

Les yeux de Paulette fixaient un point invisible en direction des yeux de Michel, peut-être avant, peut-être après, peut-être même sa pupille noire…

Michel soupira.

« Ça fait rien. Je t'attendais, moi. »

Paulette ne souffla mot, mais elle pensa :

« Il va pleurer. Pourquoi ? » Et ses yeux se firent un peu plus grands encore.

Michel attendit quelque chose qui ne vint pas et lui aussi prit conscience de ses larmes toutes proches. Il fit un effort, respira profondément, et avança vers le taillis.

« Non ! cria Paulette, va pas par là ! »

Michel se retourna surpris.

« Non ! » dit encore Paulette.

Michel hésita, effrayé à l'idée de cette vengeance possible. Mais comme il craignait de fondre en larmes, il écarta brusquement les branches et avança vers le gué.

« Je veux pas ! je veux pas ! » ordonna Paulette rageusement.

Mais comme Michel avait déjà traversé, elle s'élança à son tour, et se planta devant lui :

« Je veux pas ! je veux pas ! je veux pas ! je veux pas ! »

Elle piétina furieusement le sol, les poings crispés, les dents serrées, raidie, tremblante, tendue de tous ses membres. Mais Michel immobile et calme regardait tristement le sol. Il désigna un petit carré de terre fraîchement retourné, sur lequel reposait la binette :

« Qu'est-ce que c'est que ça ?

— C'est rien ! ordonna Paulette.

Michel renifla, toujours immobile.

« T'as fait un trou.

— Non ! décréta Paulette.

Mais elle ajouta moins durement :

« Et puis d'abord, je l'ai rebouché. »

Ces quelques mots apaisèrent un peu ses nerfs. Elle sentit ses muscles se détendre et retrouva une respiration moins saccadée.

« Pourquoi t'as fait un trou, au lieu de venir ? » dit encore Michel.

Paulette eut soudain un grand élan de pitié. Michel avait de la peine, Michel allait pleurer, la lèvre de Michel avait tremblé et il était triste, triste…

Paulette faillit tout lui dévoiler. Mais au même moment, le chien se mit à aboyer, de l'autre côté du buisson et Paulette bondit sur l'occasion.

« Écoute ! T'as une vache qui se sauve ! Va voir ! »

Michel grogna :

« Si elle se sauve, je courrai après, et je trouverai peut-être une autre fille que toi. »

Et tout rentra dans l'ordre : Paulette reprit son immobilité et son grand regard figé, et Michel traversa les broussailles avec ses gestes, ses cris, battant des cils, clignant des yeux, simple et vivant.

Son troupeau était là, bien tranquille. Seul, au bout du champ, le chien courait, soulevant la poussière.

« Bobby ! Bobby ! cria Michel. Puis il revint vers Paulette et s'accroupit au bord du ruisseau.

« Je voulais t'apprendre le nom de mes vaches », dit-il.

Paulette se fit conciliante :

« Tu m'apprendras demain. »

Michel leva le nez vers elle et reprit, entêté :

« Moi, je voulais aujourd'hui. »

Et il lança une pierre qui fit « plouf » !

Paulette observa les grands ronds dans l'eau, qui n'en finissaient pas de naître, mourir, renaître, et s'en allaient contre la berge faire des grands ronds qui naissaient, mouraient, et s'en allaient faire des grands ronds.

« Au nom du Père, du Fils…

— Crrrr !… » fit Paulette impatientée.

Et l'on n'entendit plus que la petite chanson du ruisseau accompagnée du crissement d'un grillon lointain. Puis soudain il y eut un froissement de branches et de feuillages et Bobby apparut, essoufflé, une taupe dans la gueule.

Michel se leva d'un bond :

« Donne ! donne ! »

Bobby secoua la tête, fit mine de s'enfuir, tourna sur place plusieurs fois et vint finalement déposer la taupe dans les mains de Michel.

« Qu'est-ce que c'est ? » fit joyeusement Paulette.

Michel fit la moue :

« Peuh ! une taupe… »

Et il jeta l'animal dans le ruisseau.

Des ronds qui naissent, des noms du Père, qui meurent, des Fils, des ronds, des ronds… Paulette fut secouée de violents tremblements.

« Oh ! Pourquoi tu la jettes ?

— Elle est morte, dit Michel étonné.

— Elle va se noyer, gémit Paulette suffoquant à demi.

— Elle est morte que je te dis !

— Ça fait rien ! Ça fait rien ! »

Paulette eut un cri de bête blessée et s'enfuit à travers les ronces. Elle tomba en bordure du champ et se roula par terre en sanglotant nerveusement.

« Méchant ! Méchant ! » cria-t-elle à Michel, très fort.

Puis elle se vautra, le corps secoué de brusques convulsions, de raidissements subits, battant des pieds, des mains, de la tête. À la fin, épuisée, elle s'immobilisa, le corps seulement soulevé de temps à autre d'un sanglot plus profond. Elle enfouit sa tête dans l'herbe, puis la souleva un peu pour respirer plus à l'aise. Elle vit une larme tomber sur un brin d'herbe, et descendre tout doucement, comme par un petit ruisseau, comme sur une joue de femme folle qui l'eût appelée Ginette, Mariette, Toinette… La larme fit une perle immobile au pied de la tige verte et une fourmi vint s'y désaltérer, puis s'en alla vers d'autres loisirs ou d'autres peines, vers un créneau de gravier fin tout en dentelles et Paulette pensa que le grand loup allait peut-être revenir… Une autre fourmi parut au créneau et il y eut un long échange de salutations bizarres. Paulette voulut lui offrir encore une larme où elles eussent pu boire ou se laver, ou nager, ou lancer des petits bateaux en papier, en bois, ou en feuille, ou en herbe, des petits bateaux de fourmi, pour une mer de fourmi, une vraie mer salée comme la mer, avec des vagues, en soufflant dessus… Mais Paulette vit soudain qu'elle ne pleurait plus, que ses yeux étaient secs, secs… Sa dernière larme séchait au bas de son menton. Elle essaya de la faire tomber du doigt, mais la larme fut absorbée par la sueur de sa main moite.

« Tiens ! » dit Michel doucement.

Paulette sursauta et vit devant elle la taupe encore toute humide de l'eau de la rivière. Elle se tourna vers Michel en s'asseyant :

« T'as été la chercher dans l'eau ?

— Bien sûr », dit Michel.

Paulette prit la taupe dans ses mains. Michel voulut l'amener à la raison :

« Tu vois bien qu'elle est morte.

— Ça fait rien », dit Paulette.

Et elle caressa doucement la bête morte. C'était encore beaucoup plus souple et soyeux que le chien tout à l'heure. Et puis le chien, il avait une sorte d'épi sur la tache noire, qui grattait la main… Paulette frôla la taupe de ses lèvres plusieurs fois…

Michel l'observait curieusement.

« Elle est morte, pourtant, elle est morte », se répétait-il.

Puis il pensa au chien noir et blanc qu'il n'avait pas retrouvé, au carré de terre fraîche, à la binette, et confusément il crut un peu comprendre quelque chose…

Paulette se leva, traversa lentement le buisson et vint s'asseoir au bord de l'eau.

Michel attendit quelques secondes et demanda timidement :

« Je peux venir ? »

— Oui », répondit Paulette faiblement.

Il traversa le buisson à son tour et s'approcha de Paulette.

« Je veux bien que tu m'apprennes le nom de tes vaches, dit-elle.

— J'ai plus envie », répondit Michel.

Michel ramassa la binette et resta un instant immobile, hésitant. Paulette caressait toujours la taupe en murmurant une petite chanson.

« Dis ? Tu veux que je fasse un trou ? demanda Michel très doucement.

— Oui », fit imperceptiblement Paulette.

Michel creusa le sol de sa binette, à côté du carré de terre fraîche.

« Ici ?

— Oui, fit Paulette sans regarder.

— C'est assez grand ?

— Oui », devina-t-elle encore.

Michel tendit la main.

« Donne. »

Paulette lui donna la taupe, et tous deux s'agenouillèrent devant le trou. Michel y déposa la bête doucement et repoussa un peu de terre du revers de la main.

« Attends ! dit Paulette.

— Quoi ?

— Ça ressemble à une souris.

— Oui, dit Michel, un peu. »

Et Paulette à son tour, poussa un peu de terre dans le trou. Michel jugea qu'il pouvait l'imiter, et la taupe fut bientôt ensevelie. Puis ils se levèrent tous deux, et considérèrent en silence les deux petits carrés de terre côte à côte. Maintenant les idées de Michel se faisaient plus nettes et il déclara sans hésiter :

« Ce qu'il faut leur faire c'est des croix. »

Il réfléchit un instant et continua :

« D'abord le Joseph, il veut que je t'amène au Bon Dieu. Alors je t'apprendrai à faire des croix.

— Des croix comme ça ? Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il, demanda Paulette en se signant presque correctement.

— Non ! dit Michel. Des vraies, avec un marteau, puis des clous. »